Le bienheureux Raymond De Capoue a été le confesseur de Catherine de Sienne de 1372 à 1376. Il écrit que lorsque Catherine avait environ 18 ans, un soir qu'elle était absorbée dans son entretien avec le Seigneur, elle s'enhardit dans le dialogue et soudain, craignant d'avoir été trop loin, elle se repentit : « Âme misérable, qui donc es-tu pour que Dieu daigne converser avec toi face à face ? Seigneur ; qui suis-je ? et dis-moi aussi, Seigneur; qui tu es. »
Notre-Seigneur apparut alors à Catherine de Sienne et lui dit :
« Sais-tu, ma fille, ce que tu es et ce que je suis ?
Si tu apprends ces deux choses, tu seras bienheureuse.
Tu es celle qui n'est pas et moi je suis Celui qui suis.
Si tu gardes en ton âme cette vérité, jamais l'ennemi ne pourra te tromper, tu échapperas à tous ses pièges ; jamais tu ne consentiras à poser un acte qui soit contre mes commandements et tu acquerras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté. »[1]
Qui suis-je ?
La question « Qui suis-je ? » est une question fréquente, surtout chez les jeunes de 18 ans... Or Catherine ne cherche pas à savoir « qui elle est » par une introspection, encore moins par les avis et le regard des gens, mais elle se met sous le regard de Dieu.
« C'est sous le regard de Dieu et non celui des hommes, que Catherine s'interroge et c'est au Seigneur qu'elle pose la question. La réponse sera divine.
Son questionnement ne naît pas d'un dépit, mais d'un étonnement (sa hardiesse) et d'un émerveillement (l'entretien de Dieu face à face avec elle). La possibilité de dialoguer avec Dieu ne cache-t-elle pas le risque de se hausser jusqu'à lui en partageant cette chose sacrée qu'est sa Parole ?
Et lorsque Dieu me parle, ne prend-il pas le risque de s'abaisser jusqu'à moi ?
Catherine est saisie par un sursaut d'humilité. Elle ne cherche pas à se comprendre toute seule, comme si la lune allait s'éclairer d'elle-même. Elle se tient dans la lumière de Dieu et reçoit la réponse au cœur de sa relation filiale. »[2]
« Tu es celle qui n'est pas et moi je suis Celui qui suis », quelques explications partielles.
De nombreux commentateurs observent qu'effectivement, Dieu a créé « ex nihilo », c'est-à-dire à partir de rien. Mais cette explication est trop courte : Dieu, qui a créé, n'a justement pas créé « rien » !
De nombreux commentateurs parlent ici d'humilité. Mais ce langage est peu satisfaisant. On imagine que la réponse "Tu es celle qui n'est pas", aurait pu dans un premier temps déprimer ou vexer Catherine... Et, puisque Catherine étant , elle était exceptionnelle humble, cette réponse lui aurait été réservée, et ne serait pas à notre portée...
Certains parlent de la gloire qu'il faudrait rendre à Dieu pour que Dieu, comme par un jeu de balançoire, Dieu nous élève, mais c'est une image enfantine, qui oppose l'homme et Dieu, ou qui établit un marchandage.
« Tu es celle qui n'est pas et moi je suis Celui qui suis », une expérience très proche de celle de saint Augustin.
Il semble beaucoup plus cohérent de mettre l'expérience de Catherine de Sienne dans la ligne de celle de saint Augustin. Les mystiques se rejoignent.
Catherine écrit :
« Nous ne pourrons pas voir notre dignité, si nous n'allons pas nous regarder dans le miroir de la mer paisible de l'essence divine [par la voie de la connaissance]. Parce que de là nous sommes sortis, la Sagesse de Dieu nous ayant créés à son image et ressemblance ; là nous trouvons l'union du Verbe greffé dans notre humanité ; nous trouvons, nous voyons et nous goûtons la fournaise de sa charité. »[3]
Saint Augustin commence ses confessions en disant à Dieu : « Vous nous avez faits pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en vous. »[4] Il écrit un peu plus loin : « Mais ton Dieu est la vie même de la vie. »[5] Puis, dans le commentaire de la Genèse qui clôt les Confessions, saint Augustin observe qu'il n'est pas dit que l'homme soit créé « selon son espèce », mais qu'il est créé « à l'image et à la ressemblance » de Dieu (Gn 1, 27). Voilà qui rend mystérieuse l'identité de l'homme ! L'homme se définit en relation avec un Autre ! ... Autrement dit, l'homme ne trouve son « soi » que par mouvement d'exode pour se trouver en Dieu, qui le connaît mieux[6] ! L'être de l'homme, son « lieu », c'est Dieu.
La prière que Catherine de Sienne composa le jour de l'Annonciation 1379 souligne la relation unique et extraordinaire de Marie avec les trois personnes divines. Par cette relation, elle s'est trouvée elle-même à l'image et à la ressemblance de Dieu ; et en même temps, elle est au comble de l'humilité :
« Marie, vase d'humilité, où brillait la lumière de la vraie science qui vous a élevée au-dessus de vous-même »[7]
Saint Augustin observe que les corps sont poussés par leurs poids vers leur lieu. Par exemple, la pierre tombe, et l'huile, au contraire, remonte au-dessus de l'eau. Et, conclut saint Augustin, « Moi, mon poids, c'est mon amour : où que je sois porté, je suis porté par lui. »[8]
Ainsi, quand Catherine de Sienne écrit que Marie est élevée au-dessus d'elle-même, c'est parce que son lieu est en Dieu, et pour trouver ce lieu, il faut de l'humilité, au sens "sortir de soi".
Une vérité qui rend heureux et met dans la clarté
Jésus promet à Catherine qu'avec cette vérité, « Tu seras heureuse », « tu acquerras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté ».
Elle n'est rien (autrement dit, on ne peut pas donner de définition à l'être humain). Jésus est (et il donne la définition de l'être humain créé à l'image de Dieu) : Catherine, (et chacun de nous), n'est pas en référence à soi-même, à son espèce ou à son genre (comme les autres créatures), mais est réellement créée à l'image de Dieu, donc relative à Dieu qui est sa vie, sa clarté, sa grâce, sa force, etc..
Une philosophie qui nous est devenue inhabituelle.
Depuis le « Je pense donc je suis » de Descartes, la volonté de puissance de Nietzsche, jusqu'à l'homme (Dasein) comme « gardien de l'être » selon Heidegger, c'est toujours l'homme qui se définit lui-même, seul. Et quand il a encore une place, Dieu est posé en concurrent, ou en simple « étant ».
Catherine de Sienne ou Augustin réorienteraient toute la philosophie en renouvelant totalement la définition de l'être humain comme étant celui qui reçoit son être propre comme un don, comme une grâce.
Puisque l'homme n'est rien [en soi], tant que l'homme pense être par soi-même, il n'est pas heureux.
Quand l'homme est en mouvement, à travers la ressemblance vers l'image, vers le « Je Suis » divin, alors il est heureux.
Un message qui n'est pas réservé à Catherine de Sienne.
La parole « Tu es celle qui n'est pas. Je suis celui qui suis » n'est pas réservée à Catherine de Sienne... Et si cette découverte lui a donné une liberté par rapport à elle-même et par rapport à autrui (parce que son identité ne dépend du regard humain mais de Dieu), cette découverte peut tout aussi bien nous libérer...
Et si cette découverte a été pour Catherine le ressort de son audace apostolique (parce qu'elle était dans la clarté, ayant en Dieu son être et son lieu, donc aussi sa lumière et sa force), il en est de même pour nous.
[1] Vie, par le bienheureux Raymond, 1re part., ch. 10.
[2] C. Van Der Plancke, A. Knockaert, Prier 15 jours avec Catherine de Sienne, Nouvelle Cité, Montrouge 1996, p. 27-33
[3] Lettre 226, S. CATERINA DA SIENA, Epistolario, Ediz. Paoline, Torino 1993. (non è ancora un edizione critica), p. 1288.
[4] St Augustin, Confessions, I, 1.
[5] Confessions, Livre VI, 10
[6] Confessions, X, 5, 7
[7] Oraison XI, G. CAVALLINI (ed), S. CATERINA DA SIENA, Le Orazioni, Ed. Cateriniane - Roma 1978, p. 111
[8] Confessions XIII, 9