Pour comprendre la position de Luther sur la conception de Marie il faut tenir compte de la distinction, alors commune en Occident, entre conception active dans l'acte générateur et la conception passive, concernant l'infusion de l'âme dans l'embryon formé.
L'influence d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin
[Saint Thomas, utilisant la science d'Aristote distinguait effectivement l'âme végétative, sensitive, et « intellective » (ST 1a, Q.118, a. 2, ad 2). L'infusion de cette dernière était alors supposée se produire 40 jours après la conception. (Cette vision des choses dépend de la philosophie paienne d'Aristote ; saint Grégoire de Nysse ne la partage pas du tout !)]
S. Thomas précise qu’avant l'infusion de l'âme rationnelle l'enfant conçu n'est pas sujet au péché originel, n'étant pas encore une personne humaine. Quant à Marie saint Thomas croit qu’au moment de l'infusion de l'âme elle a contracté le péché originel.
Seul le Christ en effet n'a pas contracté et d’aucune manière le péché originel : il a été saint depuis le moment de sa conception.
Mais Marie en fut purifiée ensuite - on ne sait pas quand - avant de naître.
En effet - selon Thomas, - Si l'âme de la Bienheureuse Vierge n'avait jamais été souillée par la contagion du péché originel, c'eût été une atteinte à la dignité du Christ, qui est le Sauveur universel de tous les hommes. Voilà pourquoi la pureté de la Bienheureuse Vierge est la plus grande, mais après celle du Christ, qui n'avait pas besoin d'être sauvé puisqu'il est le Sauveur universel. (Somme Théologique, III Qu.27 a. 2)
Pour saint Thomas, la fête de la Conception de Marie est plutôt la fête de sa sanctification :
« Toutefois, parce que l'on ignore à quel moment elle a été sanctifiée, on célèbre, le jour même de sa conception, la fête de sa sanctification. »
(Saint Thomas, Somme Théologique, III Qu.27 a. 2)
Luther parle de la conception immaculée de Marie
Luther, dans un sermon de 1516 pour la fête de l'immaculée Conception, affirme que Marie est la seule goutte soustraite par Dieu à l'océan du péché original (W 1,107)
Il revient souvent sur cette affirmation: "Marie fut libérée du péché originel pour que la chair du Rédempteur ne fût pas non plus effleurée par l'ombre du péché".
C’est à se demander si Luther reconnaît Marie comme immaculée depuis l'instant premier de sa conception.
La notion de la double conception, seminum commixtio, et conceptio naturarum, que Luther tire probablement de G. Biel, aide à comprendre sa position exacte à ce propos.
En un sermon caractéristique de 1527 le Réformateur note que :
« Le Christ voulut naître d'une vierge par l’opération de l'Esprit Saint, sans homme, pour ne pas être taché par le péché d'origine attaché à chaque naissance humaine de l'homme et de la femme.... Et puisque la Vierge Marie naquit aussi de manière naturelle d'un père et d'une mère, nombreux sont ceux qui ont voulu dire qu'elle fut conçu dans le péché originel, et ont fixé la croyance qu'elle fut sanctifiée dans l'utérus maternel [c'est la position de Saint Thomas] » (W 17/II,282).
Pour exposer son point de vue Luther recourt au double concept actif (génération par les parents) et passif (infusion de l'âme) qu'il dénomme Conceptio carnis et conceptio spiritualis.
[Rappelons-le : cette distinction est déduite de la philosophie d'Aristote, mais selon la théologie de saint Grégoire de Nysse, un seul acte divin crée un homme complet, corps et âme, simultanément. Sur ce point, Luther, comme Thomas d'Aquin, sont contredits par la doctrine de l'Eglise.].
À propos du concept actif, "qu'on a dans l’échange charnel de l'homme et de la femme", le Réformateur n'a rien à dire sinon que Marie a été conçue de manière normale et que seul Christ a été conçu sans concours d'homme.
« Aussi de manière normale s'est développé le fœtus de Marie jusqu'au moment de la seconde conception, c’est-à-dire de l'infusion de l'âme.
Mais la seconde conception, en restant à une croyance pieuse, advint sans le péché originel, et donc [Marie] avec l'infusion de l'âme, à l'instant premier où elle commence à vivre, fut purifiée du péché originel et fut en même temps ornée des dons de Dieu...
C’est le motif pour lequel la Vierge Marie est entre le Christ et les autres hommes. Alors que ceux-ci sont conçus dans le péché quant à l'âme et au corps et que le Christ est sans péché dans l'âme et dans le corps, la Vierge Marie fut conçue sans grâce quant au corps, mais, quant à l'âme, pleine de grâce.»
(W 17/II,289)
L'expression de ce privilège de Marie a un but christologique : la maternité divine :
« Il était juste qu'elle fût conservée sans tache, cette personne de qui le Christ prendrait la chair victorieuse sur tous les péchés. »
(Sermon de 1515, W 4,694.)
En d’autres textes, Luther parle de Marie rachetée (erlöset) et purifiée (gereiniget) du péché (1540, W39/II,107; 1543, W53,640).
Mais il réduit l'importance de la conception de Marie
Mais il réduit l'importance de la conception de Marie parce qu'il ne croit pas que ce sujet soit utile pour rendre les hommes meilleurs.
« Vous avez entendu combien grande fut la foi [de Marie], mais qu’elle ait été conçue en une telle grâce, je ne me prononce pas, ni s’il s'agit d’un sujet apte à rendre meilleurs les hommes»
(W 9,492. 25)
« Chacun est sujet aux vices du péché original, hormis le Christ ; chacun en effet, en n'étant pas personnellement comme le Christ Dieu, a la concupiscence ; mais le Christ ne l'a pas, parce qu’il est une personne divine, personaliter Deus, et parce qu'en sa conception, toute la chair et le sang de Marie furent purifiés, pour qu'il ne restât pas en elle quelques restes de péché.»
(Disputatio de divinitate et humanitate Christi, 28.2.1540, W 39/II, 107)
Il semble que dans ce texte Luther décalque à sa manière la position de S. Thomas selon qui la « fomes » ou la concupiscence habituelle de l'appétit sensible en Marie fut d’abord lié, quand elle fut sanctifiée dans l'utérus de sa mère ; par la suite, quand elle conçut la chair du Christ en laquelle devait resplendir l'exemption du péché, la soustraction de la concupiscence dont Jésus jouissait rayonne de l'enfant dans la mère. En substance, la concupiscence en Marie fut d’abord liée puis enlevée. ("Primo ligatus postea sublatus" , s. Th. III, 27, ad 1)
Une attitude négative sur la célébration festive
Demeure l'attitude négative du Réformateur au sujet de la célébration de la fête de l’Immaculée Conception.
A partir des textes cités on peut déduire que Luther soutint à sa manière - avec la théorie de la double conception - la doctrine de l’Immaculée Conception.
En affirmant que selon la « Conceptio Carnis » Marie était sujette au péché, Luther maintient la doctrine fondamentale de la Réforme à propos de l'universalité et de l'inéluctabilité du péché et de la nécessité du Rédempteur pour tous sans exception.
Avec la « Conceptio spiritualis », il peut affirmer qu’au moment de l'infusion de l'âme, Marie a été soustraite par Dieu à la loi du péché en vue de sa maternité divine.
En ceci cependant il se dissocie de Biel pour qui, comme déjà pour S. Thomas, le moment de l'animation est aussi l'instant premier de l'existence vraiment humaine, sans l'âme il n’y a ni personne ni existence humaine.
Bibliographie : C.COLLO, Maria nel pensiero di Luther, Theotokos 1996, n° 1, p. 223-226.
La revue Theotokos est une revue de recherche interdisciplinaire de mariologie, éditée par Alberto Valentini, centro Mariano Monfortano, via Romagna, 44 – 00187 Roma.
Carlo Collo