Thérèse Martin (1873-1897) est donnée à la France comme pour répondre d’avance aux grandes synthèses de l’orgueil intellectuel du XXème siècle. La sainte de l’"esprit d’enfance", la sainte de la « petite voie », au siècle de l’interstellaire et des miracles de l’informatique, Thérèse, de la part de Dieu, nous enseigne la sainteté dans les petites choses. Patronne des missions, Thérèse a été proclamée, le 3 mai 1944, par le pape Pie XII, elle aussi, patronne secondaire de la France, au côté de Jeanne d’Arc.
Avoir plus d’ambition que n’en a eue Thérèse, de Lisieux, cela paraît difficile : elle a voulu être une sainte et « je ne veux pas être une sainte à moitié » ajoute-t-elle. Avoir pourtant plus d’humilité ? Je vous livre la sienne : « Jésus me savait trop faible pour m’exposer à la tentation… d’avance… Il m’a remis non pas beaucoup, mais tout. »
Aucun attrait pour « les grandes choses » dans la spiritualité de Thérèse qui avoue même à propos de pénitence : « Hélas, je n’en ai jamais fait aucune ». Décidément, le paradoxe agace. Mais, entendons-nous… Des mortifications ? Point d’autres que celles qui « consistaient à briser ma volonté, toujours prête à s’imposer, à retenir une parole de réplique, à rendre de petits services sans les faire valoir… »
En deux mots, n’être rien pour qu’Il soit tout, c’est là le programme d’une vie qu’elle-même commentera ainsi : « Il y en aura pour tous les goûts excepté pour les voies extraordinaires. »
Son enfance est un véritable mystère joyeux : « Mes premiers souvenirs sont empreints des sourires et des caresses les plus tendres », écrit-elle. Il n’y a pas en effet dans Alençon de famille plus unie que la famille Martin. La foi y est forte et rayonne sur le voisinage. Avant de fonder une nombreuse famille de neuf enfants (dont quatre mourront en bas âge), Louis Martin et Zélie Guérin se destinaient tous deux à la vie religieuse. La Providence en décidera autrement. Un heureux équilibre affectif règne dans la maison et aucune pudeur inutile des sentiments ne vient gêner la manifestation concrète d’un amour et d’une tendresse réciproques. Ainsi, chez les Martin, la vie est douce, surtout lorsque comme Thérèse l’on est la petite dernière. Douce, mais laborieuse.
Les parents travaillent tous deux, lui, tenant une bijouterie, elle, une petite affaire de dentelles. Thérèse, se laisse d’autant plus facilement « dorloter » qu’elle a une propension naturelle à la tendresse. Elle est très expansive. Jolie, blonde aux yeux bleus, elle est la « petite reine » de son père qu’elle appelle « mon roi ». Cela ne l’empêche pas d’être très entière : « Quand les choses ne vont pas à son idée, dit sa mère, elle se roule par terre comme une désespérée croyant que tout est perdu… Je suis obligée de corriger ce pauvre bébé ». Caprices d’enfant gâtée ? Pas exactement. D’abord parce que, malgré la douceur ambiante, « vous ne me passiez pas une seule imperfection » reconnaît-elle plus tard. Ensuite, parce que le caractère est profondément déterminé. Thérèse est totale dans ses choix.
Elle n’a pas quatre ans lorsque sa sœur Léonie lui offre de choisir ce qu’elle veut dans un panier de jouets à donner : « Je choisis tout » répond la fillette. Au long de sa vie il en sera ainsi. Un autre trait marquant : une vive intelligence. Au même âge, elle explique à sa sœur Céline que c’est parce que Dieu est tout puissant qu’Il peut être dans l’hostie. Enjouée, câline, « la petite reine » est heureuse. C’est alors que meurt Madame Martin, atteinte d’une tumeur qui la mine depuis déjà plusieurs années. Le choc est particulièrement rude pour Thérèse. Malgré son âge, elle comprend tout ce qui se passe. À partir de cette époque, un changement se fait dans son attitude. Elle devient timide, sensible jusqu’aux larmes pour des riens…
Elle n’en garde pas moins le fond d’un caractère emporté : un jour, Victoire, la servante, refuse de lui donner un encrier placé trop haut pour qu’elle puisse l’atteindre seule. Cherchant alors l’injure la plus terrible qu’elle connaisse pour faire honte à Victoire d’un comportement jugé par elle peu charitable, elle la regarde bien en face et dit avec dignité : « Victoire vous êtes une mioche ». Mais Thérèse souffre de ses emportements. Et celle qui « dès l’âge de trois ans (a) commencé à ne rien refuser de ce que le bon Dieu (lui) demandait » entre alors dans une période de scrupules aigus. Constamment, elle a besoin de se faire pardonner, pleure ses fautes, puis pleure d’avoir pleuré. Bref, pour cette nature douée très tôt d’une grande lucidité, c’est une tentation de repli sur soi qui commence avec cette peur de déplaire, ou plutôt, ce désir d’être bien aux yeux du Seigneur.
Un autre choc va aggraver la tentation. Pauline, l’aînée des sœurs de Thérèse, celle qu’elle a choisie pour remplacer sa mère, décide d’entrer au Carmel. Depuis plusieurs années, Thérèse sait non seulement que Pauline a la vocation de religieuse, mais qu’elle aussi, Thérèse, est appelée à la même. Et la petite sœur a cru que son aînée l’attendrait « pour partir au désert ». L’effondrement affectif de Thérèse est augmenté par le fait qu’elle doit devenir pensionnaire, Pauline n’étant plus là. La famille habite maintenant Lisieux et c’est en fin de semaine que les quatre sœurs restant, reviennent auprès du père. Même si, avec ses compagnes de classe, Thérèse fait de son mieux pour être gaie (elle a le don de raconter des histoires et aux récréations, elle a autour d’elle un auditoire attentif), le sevrage de la tendresse familiale est rude. Thérèse tombe malade : maux de têtes, hallucinations, au point que le médecin déclare son état à la fois grave et incompréhensible.
Or, c’est après plus d’un an de cet état, qu’un jour, le 13 mai 1883, au milieu d’un délire et tandis que l’une de ses sœurs prie à son chevet, la fillette voit la Vierge lui sourire. Elle guérit dans les heures qui suivent. Ces épreuves sont pour Thérèse autant de degrés gravis dans une vie intérieure creusée de plus en plus par tant de renoncements successifs. Avant même sa première communion, lors de celle de Céline et tandis qu’elle-même n’a que cinq ans, n’a-t-elle pas décidé, en son for intérieur, que si ce jour-là toute notre vie doit être changée, elle n’attendra pas sa propre première communion pour changer la sienne. On la retrouve souvent dès cette époque au pied de son lit, seule. Que fait-elle ? « Je pense au bon Dieu, à la vie, à l’éternité »…
Sans le savoir, elle « fait oraison ». Sa communion arrive enfin, le 8 mai 1884. La paix intérieure produite par ces premières « noces avec Jésus » est telle qu’elle commence à souffrir secrètement du fait de ne pouvoir communier quotidiennement. Mais à l’époque, un reste de jansénisme rendait la démarche plus difficile qu’aujourd’hui. Thérèse est perturbée. On le serait à moins ! Depuis la mort de sa mère, les épreuves affectives jalonnent l’adolescence de la jeune fille, jusqu’à cette nuit de Noël 1886, qui va être décisive. Thérèse a presque quatorze ans, mais pour elle qui s’en fait une joie, on fête encore Noël à la manière des enfants, c’est-à-dire en mettant ses souliers devant la cheminée pour y trouver au retour de la messe de minuit les cadeaux attendus. Or ce soir là, Monsieur Martin, particulièrement fatigué, aurait envie de remettre au lendemain matin les festivités et laisse échapper ces mots : « Heureusement que c’est la dernière année ». Sans qu’on le sache, Thérèse a tout entendu… « Son roi est fatigué ! »...
En un instant, tout un univers bascule. Extérieurement rien ne paraît, au point qu’elle donnera à tous le sentiment de la même joie enfantine qu’à l’accoutumée, lorsque l’on déballera les cadeaux de chacun, mais, intérieurement, un voile se déchire : c’est l’amour de surabondance qu’elle comprend d’un coup et que, fortifiée par ce dernier abandon accepté, elle reçoit. Lorsque l’on n’est pas sûr d’être aimable, l’on essaie de plaire, montrant tout ce que l’on est capable d’accomplir. Lorsque l’on a la certitude d’être aimé pour ce que l’on est, plus rien ne « tient » dans l’ordre du paraître. Il n’est plus qu’un désir : se fondre dans la volonté de l’aimé.
Il semble qu’en cette nuit de Noël, parce qu’elle accepte généreusement le dernier dépouillement d’enfance qui lui est demandé, ce soit l’amour fou du Seigneur pour ses enfants tels qu’ils sont que Thérèse découvre. Non pas qu’elle ne l’ait, jusque-là pressenti, mais ce soir-là, c’est l’évidence lumineuse. Alors tout change. Elle était « triste de tout », elle entre dans une joie qui ne la quittera plus, quelles que soient les souffrances intérieures ou physiques qui l’accompagneront jusqu’à la mort. Elles sont loin maintenant les crises de scrupules, ces repliements subtils de l’âme qui veut être sûre qu’on peut lui faire confiance…
À quatorze ans, à l’âge où bien souvent l’on entre dans l’adolescence et ses mystères douloureux, Thérèse en sort. Sur le champ, et sans retour. Les journaux parlent beaucoup à cette époque du procès d’un assassin –un certain Pranzini- qui même après sa condamnation à mort refuse le regret de son acte et défie ceux qui l’approchent. Thérèse sait que s’il demandait humblement pardon au Père, Pranzini serait sauvé à jamais. Elle prie, elle offre tout, elle veut cette grâce de conversion : à la dernière minute, l’homme déjà sur l’échafaud se retourne contre toute attente et prend le crucifix d’un prêtre pour en baiser les plaies.
C’est à tous, que désormais Thérèse voudrait faire connaître l’infinité de la miséricorde de Dieu. A celui qui nous a aimés le premier, qui a soif du retour de chacun, elle veut ramener le monde entier : « Quand même j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien il chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui ». « Si vous ne redevenez comme de petits enfants… » Dit Jésus. Thérèse est si parfaitement sûre de l’amour du Seigneur qu’elle vit en Lui avec l’immense liberté de l’enfant dans les bras de son père : comprenant sa fragilité, Il lui demande tout. Et Thérèse, avec la liberté absolue de la confiance totale Lui demande tout, même de la neige au mois de mai, lors de sa prise d’habit. Elle sera exaucée.
Or, le plus grand désir de la jeune fille, c’est le Carmel : devenir « prisonnière d’amour », « devenir rien pour Lui être plus unie ». Cependant elle n’a pas quinze ans… Les supérieurs, l’évêque du lieu, son oncle, ne peuvent accepter. Qu’importe. Elle part pour Rome et supplie à genoux le pape. « Vous entrerez si le bon Dieu le veut » répond Léon XIII. L’épreuve est dure pour Thérèse qui revient sans certitude. Du moins dans l’ordre sensible. Car intérieurement, elle sait que Dieu ne met jamais de désir dans une âme pour ne pas le combler. Il faut attendre, dans la confiance. C’est là l’acte de foi parfait, au sens paulinien du terme. Quelques mois plus tard, la permission arrive. Le 9 avril 1888, elle entre au Carmel de Lisieux. Elle a quinze ans, et prend le nom de sœur Thérèse de l’Enfant Jésus de la Sainte Face. Elle passera là les neuf dernières années de sa vie, d’abord comme lingère et ménagère, puis chargée des novices…
Sa vie paraît sans histoire pour l’œil extérieur qui peut observer cette jeune carmélite, faisant des bouquets, de ces fleurs dont elle raffole, à chaque récréation. Or, derrière un sourire constant, elle offre toutes les souffrances morales d’une vie communautaire d’autant plus dure que l’éducation familiale a été délicate. Elle offre aussi les affres d’une tuberculose dont les premiers symptômes ne vont pas tarder à se déclarer. Les grâces qu’apporte le mariage, Thérèse les reçoit au Carmel : plus elle entre dans l’intimité de Dieu, plus elle la désire. Pour épouser Sa volonté rien ne paraît suffisant au désir de Thérèse.
Dans sa totalité, elle s’écrie : « Je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d’apôtre, de docteur, de martyr (…). Je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l’Eglise (…). Je voudrais éclairer les âmes comme les prophètes. » Et ailleurs elle reprend : « Je ne saurais me borner à désirer un genre de martyre… Pour me satisfaire il me les faudrait tous… ». Si l’homme est avant tout ce que sont ses désirs, quelle est Thérèse ! Comment ne pas penser à saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, mais Lui en moi » dit-il et il a voulu ramener toutes les nations…
En désirant « toutes les vocations », c’est, chez Thérèse, le même amour universel, pour l’amour d’Un Seul. Mais comment accomplir toutes ses vocations ? Après sept années au Carmel, Thérèse voit clair : « L’amour renfermait toutes les vocations (…). En un mot, il est éternel ». Elle exulte alors : « Ma vocation, enfin je l’ai trouvée, c’est d’aimer ».
Il y a bel et bien un mystère de l’amour –celui qui mène au bonheur de communion intégral- et nous en sonderons la profondeur dans l’éternité-, mais pour qui acceptera dès la terre de goûter à la saveur de n’être « rien »… n’en a-t-il pas déjà les clés ? Pas une seule des souffrances de la carmélite ne sera gardée. On lui a confié deux prêtres missionnaires comme frères spirituels. Pour eux, quand elle pourra se lever, elle donnera ses pas, ses chutes. Et déjà sa souffrance est rédemptrice. Pendant les dernières semaines, elle offrira ses crises d’étouffement et de congestion : « C’est ce qu’Il fait que j’aime ».
La tendresse de sa nature et son enjouement ne la quittent pas. Sollicite-t-elle un baiser, elle ajoute « un baiser qui fasse du bruit ». Mais la pire des souffrances, ce sera, pendant toute la dernière année de vie de Thérèse, une crise d’aridité : sa foi reste intacte, mais elle en perd la sensation. Sa sensibilité ne la porte plus. Pourtant le sourire reste intact aussi et c’est avec sa volonté toute pure qu’elle s’abandonne et avance vers l’Aimé.
Au milieu de son agonie, elle console passionnément :
« Je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre ».
Et Thérèse meurt le 30 septembre 1897. Elle a vingt-quatre ans. Vingt-sept ans plus tard, Pie XI la canonise. Aujourd’hui, Thérèse Martin est patronne non seulement de la France, mais des missions du monde entier. Jean-Paul II a rappelé aux nations que « personne n’est exempt de la souffrance » ; même si les mesures sont différentes, la vocation chrétienne de chacun exempterait-elle de celle de rédempteurs du monde ?
-sur ste Thérèse de Lisieux (1873-1897), docteur de l’Église, dans l’Encyclopédie mariale
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